1. Quand les indicateurs n’indiquent pas grand-chose…
2. Construire l’infrastructure de la diversification
3. Où en sommes-nous vraiment ?
4. Le test du ralentissement de l’investissement
CitationDepuis la fin du Covid, le formidable élan de transformation de l’Arabie saoudite, porté par la Vision 2030, a déjà produit beaucoup de changements en un temps record. Sur le plan économique, des investissements colossaux ont été déployés vers la diversification économique. Pourtant, sur ce point, l’analyse est souvent trop rapide. Les gains de la diversification ne se réaliseront pas à court terme, malgré la concentration inédite des efforts en ce sens.
Depuis 2016 et le lancement de la Vision 2030, mais peut-être davantage depuis 2021 et l’après-Covid, il est captivant de suivre les transformations qui s’opèrent en Arabie saoudite, mais aussi de les mesurer face aux grandes promesses déclinées en slogans marketing. Tout cela n’est pas un programme FMI, un pack de réformes, l’Arabie saoudite a choisi la révolution. C’est une mutation institutionnelle profonde.
Depuis 2016 et le lancement de la Vision 2030, mais peut-être davantage depuis 2021 et l’après-Covid, il est captivant de suivre les transformations qui s’opèrent en Arabie saoudite, mais aussi de les mesurer face aux grandes promesses déclinées en slogans marketing. « A vibrant society » 1, c’est le pari d’une révolution sociétale, d’un bouleversement des rapports sociaux dans l’espace public : art de vivre, amusement, loisir, interactions sociales, rôle des femmes – ou plus ambitieux : épanouissement personnel, bonheur. « A thriving economy », c’est le défi d’une transformation économique profonde qui défait les schémas de la rente et mise sur la diversification du tissu économique pour réduire la dépendance au pétrole. « An ambitious nation », c’est le chantier de construction du narratif de la nation : la définition de valeurs et traditions communes, la mise en valeur de racines historiques profondes.
Tout cela n’est pas un programme FMI, un pack de réformes, l’Arabie saoudite a choisi la révolution. C’est une mutation institutionnelle profonde. Tout cela se pense et évolue en système multidimensionnel, dont les piliers sont intimement connectés et interdépendants. Tout cela redéfinit les rapports de l’État et de sa population, leurs attentes et leurs dynamiques d’interaction2. En particulier, car malgré une impulsion très centralisée au sommet de la pyramide du pouvoir, une Vision littéralement incarnée par le prince héritier MBS, la population est l’acteur principal de cette transformation. Il faut donc l’embarquer.
Mais, depuis le lancement de la Vision, l’analyse du phénomène est gênée par un brouillard certain autour de cet ovni du risque pays. Bien sûr, d’autres pays ont fait l’expérience d’une transition de modèle, mais chaque expérience est unique. Alors à court-moyen terme, comment mesure-t-on son succès ? Il semble que plus on nous livre d’indicateurs de suivi, et plus le brouillard s’intensifie – faut-il en faire la somme, la moyenne ? Quels sont ceux qui importent vraiment ? Cependant, la Vision semble désormais arriver à un tournant, qui est intéressant à observer, car il testera probablement la robustesse de l’élan. Un tournant car les prix du pétrole baissent, car les giga-projets déçoivent, car l’investissement est « rationalisé », car l’agitation géopolitique régionale embarque le Golfe malgré lui. Et ce, même si, déjà, beaucoup de transformations ont eu lieu : la libéralisation sociétale, l’accès au divertissement, le travail des femmes, l’accès à la propriété, la baisse du chômage. Mais, sur le plan de la transformation économique, qu’en est-il de la diversification ? Que peut-on en dire à ce stade ? En tout cas, comme souvent, l’analyse trop rapide d’indicateurs standardisés, mais religieusement adoptés comme instruments de mesure, crée des phénomènes de trompe-l’œil.
Quand les indicateurs n’indiquent pas grand-chose…
L’histoire autour de la diversification économique est souvent simplifiée. L’indicateur ultime mis en avant pour la mesurer est le fameux « PIB hors pétrole » : on dissèque le PIB sectoriellement et on isole, comme un système indépendant, tout ce qui est produit en dehors du secteur pétrolier. Grâce à cette mesure, on peut décrire le fort dynamisme de la croissance hors pétrole depuis la période post-Covid et en déduire que la diversification est en cours. Cela valide le succès de la Vision.
Seulement, dans la pratique, cette analyse est trompeuse car elle utilise deux raccourcis.
D’abord, la dépendance de l’économie au pétrole ne se mesure pas seulement par son PIB issu du secteur pétrolier, car en réalité les revenus pétroliers irriguent le reste de l’économie et créent un boom de demande interne qui stimule les dépenses publiques et l’investissement public, et la consommation privée. L’économie « hors pétrole » est donc extrêmement corrélée aux cycles pétroliers3. Or, la période post-Covid, et surtout l’année 2022, correspond à une période de prix de pétrole haut.
Ensuite, depuis 2021, le pays déploie des investissements massifs – à travers le budget, son fonds souverain, les entreprises publiques – dans la diversification. Et cela stimule la croissance hors pétrole (il suffit de compter le nombre de grues à Riyad !). Le raccourci est donc de conclure qu’un potentiel économique indépendant du pétrole est construit, quand précisément, il n’est qu’en construction, et qu’en attendant, la croissance « hors pétrole » est surtout surstimulée par l’investissement, qui dépend des revenus du pétrole4.
Dernière complication, le gouvernement vient de revoir sa méthode statistique pour mesurer le PIB. En plus d’un changement d’année de référence – un rebasage, la nouvelle méthodologie démultiplie aussi la granularité des industries comptabilisées. Nous sommes alors humblement obligés d’accepter une nouvelle réalité statistique, validée par le FMI, qui se trouve être encore plus favorable au narratif de diversification de la Vision.
Alors, si la croissance hors pétrole n’est pas nécessairement le bon indicateur, que peut-on observer ?
Construire l’infrastructure de la diversification
Lorsque l’on prend du recul, il est en fait évident que la construction d’une base économique encore non existante ne peut pas être un gain de court terme. Pourtant, il faut reconnaître que depuis le lancement de la Vision, et la prise de conscience de la nécessité de diversifier l’économie, l’élan pour accélérer ce chantier est fort.
D’abord, la volonté politique est indéniable : la Vision a défini, de manière claire, et lisible pour l’ensemble des acteurs, les priorités du Royaume. C’est le moment de l’économie. Cela veut dire que tous les moyens sont concentrés dans des objectifs communs. Cela permet de débloquer simultanément l’ensemble des ressources de l’économie – celles du budget, du fonds souverain, des grandes entreprises publiques, des banques – au profit de la Vision. Ce sont donc des moyens colossaux déployés en un temps record, et les chantiers lancés sont spectaculaires.
Ensuite, les autorités ont bien compris que la construction de cette économie hors pétrole ne se résumera pas seulement à faire sortir de terre des infrastructures physiques. Plus particulièrement, deux axes de réformes sont essentiels : celui du développement de la main-d’œuvre, et celui de l’investissement étranger. En ce qui concerne la main-d’œuvre, il faut nécessairement la réaligner avec les besoins nouveaux des segments économiques qu’on cherche à développer. Pour l’investissement étranger, il est indispensable pour deux raisons5 : d’abord, le rythme imposé par la Vision crée un risque de surchauffe de l’économie, il est donc nécessaire de développer l’investissement étranger comme poche de ressource de financement extérieure stable et de long terme. Ensuite, une fois les investissements de la Vision déployés, il faudra que le secteur privé prenne le relai du secteur public et pour cela, il doit être attractif aussi bien pour les investisseurs locaux qu’étrangers, pour maintenir la contribution de l’investissement à la croissance et développer celle de l’innovation (la productivité totale des facteurs).
Où en sommes-nous vraiment ?
Dans son dernier article IV6 – la revue annuelle de l’économie saoudienne, le FMI dresse certains éléments concrets de bilan.
Au-delà des investissements déployés dans la Vision, les autorités ont également entrepris d’importantes réformes de la régulation des affaires, de la gouvernance, du travail, des marchés de capitaux, réduisant l’écart avec les marchés émergents les plus performants en la matière. De nombreuses nouvelles lois et régulations renforcent ainsi la sécurité contractuelle pour les investisseurs.
Pourtant, les effets sont encore peu visibles en matière de flux d’IDE. Autour de 1,6% du PIB, ils restent bien en dessous de l’objectif initial de 5,7% du PIB d’ici 2030. C’est d’ailleurs l’un des indicateurs de la Vision les plus en retard sur ses objectifs. En réalité, il faudra plus de temps pour récolter les fruits de ces chantiers réglementaires, déjà car il faudra désormais que leur application soit testée dans la pratique. L’incertitude n’est donc pas levée à ce stade. Par ailleurs, le FMI souligne qu’il existe une certaine inertie dans la perception de l’environnement des affaires par les investisseurs. Enfin, la segmentation structurelle entre Saoudiens et non-Saoudiens sur le marché du travail reste forte7. Les gains en termes de matérialisation des IDEs ne seront donc pas immédiats, et cela retardera d’autant la diversification effective de l’économie, car ceux-ci sont essentiels à la montée en gamme de l’économie, de la progression de la productivité et de l’innovation. Alors, si le train est en marche, il est intéressant de relever dans le rapport du FMI, deux indicateurs de mesure plus effective de la diversification qui ne donnent pas la même lecture que celui de la croissance hors pétrole : la productivité totale des facteurs hors pétrole reste stagnante, et les faiblesses en termes de brevets et de développement du contenu technologique des exportations persistent.
Pour ce qui est de fournir la main-d’œuvre aux nouveaux secteurs hors pétrole ciblés par la Vision, là aussi les réformes sont en marche. Les amendements aux lois du travail prévoient notamment d’étendre les programmes de formation, des solutions de garde d’enfants abordables, une plus grande flexibilité dans l’aménagement des heures de travail – tout cela pour améliorer la productivité et l’insertion des femmes sur le marché du travail, qui reste à 36% après avoir doublé ces cinq dernières années. Pour adapter l’éducation et la formation professionnelle aux nouveaux besoins du marché du travail, différents plans et stratégies sont en place (National Skills Strategy). Compte tenu des récents succès dans la réduction du chômage et de l’amélioration de la participation au marché du travail8, les autorités souhaitent opérer un virage d’une stratégie de quantité à une stratégie visant la qualité. Pourtant, le bilan du FMI à ce stade montre que l’inadéquation entre l’offre et la demande de travail est encore grande, en particulier dans l’industrie, pour les professionnels scientifiques et les services techniques, le monde de l’hôtellerie et de la restauration – c’est-à-dire les secteurs clés de la transformation économique. Parallèlement, il existe un déséquilibre inverse (la demande de travail est beaucoup plus élevée que l’offre) pour l’emploi dans l’administration publique9. Ici encore, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation dans la lecture de la situation, les réformes sont lancées mais les résultats ne sont pas encore atteints.
Le test du ralentissement de l’investissement
Le test ultime consistera à observer si la croissance hors pétrole se maintient sans la contribution massive de l’investissement public. Car déjà la contribution de l’investissement à la croissance se réduit – le gouvernement a lancé un grand exercice de recalibration des investissements devant la réalité d’une liquidité intérieure qui s’épuise et la baisse des prix du pétrole. Cela n’aura pas d’effet immédiat car le stock de projets commissionnés est encore massif – 1,98 trillion de dollars à juin 2025 – et continuera de tirer la croissance pour au moins les deux prochaines années. Mais, le nombre de nouveaux projets commissionnés chute. Au-delà, il faudra nécessairement tester si, en effet, ces investissements ont permis de construire un potentiel de croissance hors pétrole.
Cela veut dire que, dès maintenant, la gestion des politiques publiques dans la conduite de la Vision va se compliquer. D’abord, car les prix du pétrole ont baissé. Il devient donc plus urgent de s’assurer que la politique fiscale s’inscrive dans une planification de moyen terme, permettant d’éviter la procyclicité à court terme tout en assurant de ne pas détériorer les indicateurs souverains à plus long terme. Cela implique notamment d’inclure les engagements dans les projets à long terme dans la planification budgétaire. Pour l’instant, l’espace budgétaire est large, la dette est basse (inférieure à 30% du PIB), et les spreads souverains s’améliorent à mesure que le pays émet de la dette sur les marchés10, ce qui témoigne d’une confiance des investisseurs dans la soutenabilité de la trajectoire des comptes publics. Malgré tout, le gouvernement a lancé une recalibration de l’investissement sur la base d’un exercice d’évaluation de l’espace fiscal. Si cela est apprécié par les investisseurs de la dette souveraine, il faudra faire attention à ne pas décourager les flux d’IDEs naissants. Le manque de transparence dans le résultat de cet exercice, et ce qu’il implique en termes de recalibration de projets, augmentent l’incertitude pour investir à long terme dans l’économie locale.
Par ailleurs, il reste à prouver que les autres acteurs du financement de la Vision – le fonds souverain, les entreprises publiques – pourront jouer leur rôle contracyclique pour maintenir l’investissement, lorsque le budget se resserre. Car, en pratique, en Arabie saoudite, peu d’acteurs ont un profil de revenus réellement indépendant de ceux du pétrole. Parmi eux, les banques, dont il faudra aussi maîtriser la croissance du crédit, car elle connaît actuellement un boom. Cela les pousse à changer la structure de leur financement en faveur de la dette extérieure à court terme. Les actifs extérieurs nets des banques sont passés en territoire négatif mi-2024, et ce pour la première fois depuis 1993. Comme celles-ci dépendent encore grandement des dépôts du gouvernement et d’entités publiques (encore 1/3 de la structure des dépôts), il faut éviter qu’une baisse des prix du pétrole n’entraîne une baisse de ces dépôts concomitante à des difficultés à renouveler les financements extérieurs de marché.
Ainsi, la gymnastique de politique macroéconomique n’a plus autant de marge d’imprécision : il ne faut pas tuer l’élan de la diversification en réagissant de manière procyclique. Cela pourrait rendre inutiles et improductifs les moyens déployés jusqu’ici, et laisser l’ensemble des acteurs plus endettés sans réels gains de diversification. Mais il faut maîtriser les risques associés à une surchauffe et les risques macroprudentiels : les moyens ne sont pas infinis, et la dépense doit être planifiée.
Depuis la fin du Covid, le formidable élan de transformation de l’Arabie saoudite, porté par la Vision 2030, a déjà produit beaucoup de changements en un temps record : la société s’est métamorphosée, les lieux de loisirs se sont multipliés, un nouvel art de vivre a envahi Riyad, les Saoudiens travaillent (et notamment les femmes), le chômage a chuté, la culture saoudienne est célébrée, le pays s’est ouvert aux touristes… Sur le plan économique, des investissements colossaux ont été déployés vers la diversification économique. Pourtant, sur ce point, l’analyse est souvent trop rapide. Les gains de la diversification ne se réaliseront pas à court terme, malgré la concentration inédite des efforts en ce sens. Les réformes – chantiers réglementaires, de l’éducation, de la formation – sont identifiées et fermement engagées, mais leurs effets ne sont pas encore visibles. Cela contraint la construction effective d’un potentiel économique hors pétrole. Pour l’instant, l’économie non-pétrolière reste donc globalement très liée aux cycles pétroliers, et stimulée par les investissements massifs en cours – mais qui seront nécessairement transitoires. C’est tout à fait normal car un tissu économique ne se construit pas à court terme. Le défi, pourtant, sera d’ajuster le pilotage de la Vision alors que celle-ci arrive à un tournant où les prix du pétrole baissent, où l’espace fiscal – bien qu’encore large – demande d’ajuster le rythme des dépenses, où l’investissement est donc rationalisé et sa contribution à la croissance ne sera pas éternellement maintenue. Pour les autorités, la gestion des politiques publiques va se compliquer, car il faut planifier des politiques à moyen terme, intégrant l’ensemble des acteurs impliqués dans la Vision, pour éviter la construction de déséquilibres et de risques macroprudentiels à long terme, tout en évitant la procyclicité et la perte de l’élan de la transformation économique à court terme.
Références
- Il s’agit des piliers officiels de la Vision, organisés en trois grands slogans
- « Arabie saoudite – Au travail ! », Crédit Agricole S.A./ECO, novembre 2024
- « Moyen-Orient – Les États du Golfe ont-ils la bonne stratégie pour « l’après-pétrole ? » Crédit Agricole S.A./ECO, novembre 2024
- Cela se traduit par un output gap positif – une production au-dessus du potentiel
- « Moyen-Orient – Viens à la maison ! La course aux IDE dans le Golfe », Crédit Agricole S.A./ECO, avril 2025
- Saudi Arabia, 2025 Article IV Consultation – Press Release and Staff Report, FMI, août 2025
- « Arabie saoudite – Au travail ! », Crédit Agricole S.A./ECO, novembre 2024
- Le chômage de la population saoudienne est tombé à 6,3% au T1 2025 contre 12% en 2021. Sa participation au marché du travail est passée à 51% en 2024 contre 41% en 2017
- Il s’agit d’une étude comparant les offres d’emploi à la répartition effective des emplois des Saoudiens
- En 2024, l’Arabie saoudite est devenue l’émetteur de dette en dollars le plus important parmi les émergents (hors Chine). Les spreads, eux, continuent de converger avec les pays au même niveau de notation souveraine
Article publié le 26 septembre 2025 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine