CitationPendant que les trois fronts ukrainien, gazaouite et taïwanais occupent les énergies et les analyses, les pions géopolitiques se déplacent vite sur les axes sud-sud. Il faut dire que certains États ont mieux compris que les autres que le temps de l’alignement unilatéral était mort, et que les alliances se feraient désormais "à la carte", selon les sujets et selon les régions.
News géoéconomiques de la semaine du 26 février au 1er mars 2024.
Japon, Corée : des puces et des bébés
Au pays de la mondialisation, où chacun est dépendant de tous, le problème des uns tourne vite à l’avantage des autres. TSMC vient ainsi d’inaugurer une méga-usine au Japon, subventionnée à 40% par un État japonais qui cherche à profiter industriellement des tensions sino-taïwanaises. Reste à savoir si la main d’œuvre suivra sur place, dans une économie de plus en plus minée par le vieillissement. La peur que la démographie ne rattrape l’économie est forte aussi en Corée du Sud, où le gouvernement vient de lancer un vaste programme "d’épanouissement familial" afin de relancer un taux de natalité parmi les plus bas au monde. Allez faire des bébés là-bas, c’est très rentable en ce moment : 750 dollars par mois pour un nouvel enfant. Il n’en reste pas moins que, selon le scénario médian de l’Agence de statistiques coréenne, la population devrait baisser de 51,6 millions aujourd’hui sous la barre des 40 millions en 2041. À Taïwan, la situation est exactement la même : on parle maintenant des "enfants poilus" quand on croise des chiens et chats en poussette.
Taïwan : la tension ne faiblit pas sur Kinmen
Dans la même région, la situation en mer de Chine fait irrésistiblement penser à cette recette bien connue des Azéris : la géopolitique du salami, consistant à grignoter un territoire par petits bouts. Résumons : le 31 janvier, la trajectoire de la route aérienne civile M503, qui passe près de la ligne médiane, est modifiée par Pékin, et ce n’est pas rien puisqu’il s’agit de l’un des espaces les plus chargés en risque géopolitique du monde. En bas, sur mer, cela bouge aussi, du côté de l’archipel Kinmen, ces douze "iles périphériques" de Taïwan, de la taille du Lichtenstein, dont deux seulement sont peuplées par 137 000 personnes. Surtout, des îles qui sont à 10 kilomètres de la ville de Xiamen (capitale du Fujan, ex-fief du gouverneur régional Xi himself), mais à 150 kilomètres des côtes de Taiwan (plus loin, donc)... Le 15 février dernier, deux pêcheurs chinois se sont noyés, pourchassés par les Taïwanais, parce qu’ils étaient entrés dans les eaux restreintes de Taïwan. En représailles, les Chinois ont arraisonné le 19 février un bateau touristique taïwanais qui se dirigeait vers les îles Kinmen. Et suite à ces incidents, les gardes côtes de Fujan ont déclaré que les bateaux dans les eaux sud de Kinmen seraient régulièrement inspectés.
La géopolitique du salami
Tous les ingrédients de tension sont donc réunis : manœuvres dans la ʺzone griseʺ, en dessous du seuil de la guerre ; rôle des bateaux de pêche, qui servent autant de point d’entrée que de surveillance des territoires maritimes contestés ; lignes de statu quo... Et bien sûr, les risques d’incidents qui vont avec des eaux maritimes surchargées. En fait, la pression monte sur Taïwan qui doit maintenir l’équilibre des forces et la crédibilité de la dissuasion, sans engager de montée aux extrêmes. Quant aux habitants de Kinmen, ils auront peut-être aussi leur rôle, mais en tenant d’un effet générationnel polarisant : les plus âgées sont proches du continent tandis que les jeunes sont attirés par Taïwan, où ils font leurs études. Cela dit, la géopolitique du salami a besoin aussi d’un dernier ingrédient : les visites américaines qui agacent Pékin. Celle de N. Pelosi en août 2022 avait déclenché la rupture du téléphone rouge entre Pékin et Washington (visiblement rétabli depuis la rencontre Xi-Biden) et le passage de drones chinois au-dessus des Kinmen, abattus par Taïwan. Voilà à présent Mike Gallagher, président de la Commission spéciale de la Chambre des Représentants sur le parti communiste chinois, chargé d’apaiser les craintes liées à une élection de D. Trump ou aux scénarios de blocage du type de ce qui arrive à l’Ukraine. M. Gallagher a donc réitéré la position bi-partisane du congrès sur Taïwan, et a évoqué des co-productions sur l’île, pour parer à toutes difficultés de livraisons d’armes (liées notamment à des problèmes de chaîne de valeur).
Turquie : les déplacements stratégiques des puissances moyennes
Pendant que les trois fronts ukrainien, gazaouite et taïwanais occupent les énergies et les analyses, les pions géopolitiques se déplacent vite sur les axes sud-sud. Il faut dire que certains États ont mieux compris que les autres que le temps de l’alignement unilatéral était mort, et que les alliances se feraient désormais ʺà la carteʺ, selon les sujets et selon les régions. C’est particulièrement le cas de la Turquie, dont l’économie s’est géopolitisée depuis longtemps, et dont la politique étrangère marche main dans la main avec la diplomatie des drones. Et il faut dire qu’Ankara sait plutôt bien pousser ses pions sur le domino de la fragmentation géopolitique. Pour preuve, le marchandage de l’intégration de la Suède dans l’Otan, enfin ratifiée par le Parlement turc, ce qui a certainement débloqué aussi la reprise des livraisons de F16 américains.
La diplomatie turque nous dépasse ?
La relation américano-turque avait pourtant été compliquée cette année par les positions anti-israéliennes d’Erdogan, mais la rencontre avec A. Blinken de janvier dernier a dû aider. Du côté africain, en revanche, les Américains sont plutôt contents de voir se développer l’influence turque. Et à lire les rapports stratégiques des cercles proches de l’OTAN, ils ne sont pas les seuls : l’OTAN compte visiblement sur les Turcs pour assurer en Afrique le relais de l’influence française en chute libre. Or, cette influence se développe vite, qui mélange soft et hard power. Selon le nouveau classement Diplomacy Index du Lowy institute, la Turquie vient donc de dépasser la France et le Japon comme ʺacteur diplomatique influentʺ, juste derrière les poids lourds chinois et américains. Ankara a désormais 252 missions diplomatiques dans le monde, contre 274 et 271 respectivement pour Pékin et Washington.
Et de l’autre côté du golfe d’Aden…
La relation turque avec la Somalie est une très bonne illustration du jeu des puissances dites secondaires sur des terrains stratégiques : attention, car on parle là, tout de même, de la reconfiguration des alliances autour de la mer Rouge ! Ainsi, la récente signature d’un accord de défense dans le domaine maritime entre les deux pays vient parachever une relation débutée en 2011, qui s’est lentement déployée de l’économie à la coopération culturelle (notamment via des ONG ou des institutions religieuses), en passant par la construction et la gestion d’infrastructures stratégiques, notamment ports et aéroports. Mais cet accord intervient dans un moment stratégique régional tendu, après la signature d’un protocole entre le gouvernement éthiopien et le Somaliland, qui donne un accès à la mer à l’Éthiopie. Cet accord a été dénoncé comme une violation de sa souveraineté par la Somalie, soutenue par les États-Unis, l’UE, l’Égypte et la Turquie bien sûr. Sauf que voilà, l’Éthiopie est soutenue par les Émirats arabes unis, ce qui risque de tendre à nouveau la relation avec Ankara. Gageons néanmoins que les Émirats ont les leviers nécessaires pour discuter en bonne position de tout cela, puisqu’ils sont des investisseurs importants aussi bien en Turquie qu’en Somalie…
Article publié le 1er mars 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine