CitationAlors que la concurrence entre économies s’accentue pour attirer les nouveaux investissements d’entreprises désireuses de diversifier leurs lieux de production, la montée du risque politique thaïlandais pourrait peser dans la balance. La situation thaïlandaise peut inquiéter, car les élections de mai 2023 ont montré que la population était prête pour un changement qu’une partie de la classe politique n’accepte pas, en particulier sur la place de la monarchie.
Ces dernières semaines, la vie politique thaïlandaise a été quelque peu agitée. Après avoir été blanchi par la Cour constitutionnelle fin janvier, le chef de file du parti Move Forward, Pita Limjaroenrat, arrivé premier aux dernières élections législatives a été condamné à de la prison avec sursis pour sa participation à des manifestations pro-démocratie en 2019. La procédure liée à la Cour constitutionnelle, pour laquelle Pita avait été suspendu de l’Assemblée nationale et de son siège de député était quant à elle liée à des actions dans des médias héritées de son père, une pratique interdite par la Constitution.
La condamnation de Pita n’est qu’une première étape du long feuilleton judiciaire qui attend encore son parti. Le programme de Move Forward incluait ainsi une proposition de réforme de la loi réprimant le crime de lèse-majesté, parmi les plus drastiques du monde. Or, la Cour constitutionnelle a jugé que cette proposition présentait le risque de ʺséparer la monarchie de la nation thaïlandaise, ce qui est très dangereux pour la sécurité de l’Étatʺ. Move Forward se retrouve ainsi menacé de dissolution, alors même que cette promesse de campagne avait séduit bon nombre d’électeurs.
Cette décision rappelle que le chemin vers la démocratie est encore long pour ce pays. Arrivé premier aux élections, Pita n’a jamais pu accéder au poste de Premier ministre que sa victoire aurait dû lui garantir. Si la dissolution de Move Forward et l’inégibilité de ses représentants était confirmée, il s’agirait même d’un retour en arrière après la vague d’espoir et de modernité des dernières élections, ainsi qu’un mauvais signal envoyé aux investisseurs qui cherchent à baisser leur niveau d’exposition au risque (géo)-politique.
C’est pourtant bien de stabilité dont la Thaïlande aurait besoin pour consolider une économie encore trop marquée par les années de pandémie.
Plusieurs signes de fragilité
Le premier, c’est le nombre de touristes, qui reste encore 20 à 30% en dessous du niveau pré-Covid, en raison notamment de l’absence des visiteurs chinois. Leur part dans les arrivées est ainsi passée de 30% à moins de 15%. Cette absence pèse sur plusieurs indicateurs, à commencer par la balance des paiements. Si le solde courant est redevenu positif en 2023, après deux années de déficit (2021 et 2022), le niveau des excédents, qui dépassaient souvent 5% du PIB avant le Covid, a nettement baissé.
Les difficultés du secteur touristique – qui a pesé jusqu’à 15% du PIB – expliquent aussi la faiblesse de la demande domestique et de la consommation, qui se reflète dans les chiffres de l’inflation. La Thaïlande est, avec la Chine, le seul pays à connaître une situation de déflation, caractéristique d’une économie tournant en sous-régime dans laquelle le niveau de la demande est insuffisant. Si la maîtrise de la trajectoire des prix au cours des années 2022 et 2023 a été une réussite pour la banque centrale, l’entrée dans la déflation est au contraire inquiétante, car elle alimente une boucle dangereuse de désinvestissement et d’arbitrage en faveur de l’épargne plutôt que de la consommation pesant sur la croissance potentielle et réelle.
Dans ce contexte, la banque centrale a pratiqué une politique monétaire orthodoxe et graduelle, adaptée à ses fondamentaux : le taux directeur s’établit maintenant à 2,5%, un niveau relativement cohérent à celui de l’inflation. Pour autant, le décalage entre la Thaïlande et le reste des économies, émergentes ou développées, dans lesquelles les taux directeurs sont bien plus élevés, n’est pas nécessairement un avantage. Il peut conduire les investisseurs à profiter des taux plus élevés dans des pays au niveau de risque plus faible, et donc provoquer des retraits brusques de capitaux pouvant aussi déstabiliser le marché des changes.
Heureusement, l’amélioration des soldes extérieurs, liée à la fois au retour d’une partie des touristes et à la reprise modérée des exportations, a permis de limiter la pression sur le taux de change, vieille faiblesse de l’économie thaïlandaise héritée des crises asiatiques de la fin des années 1990. Le baht a bien résisté face au dollar, ne cédant que 3% par rapport à janvier 2023, une bonne performance parmi les devises émergentes.
En termes de croissance, il n’y aura cependant pas de miracle, à moins d’une saison touristique exceptionnelle marquée par le retour des touristes chinois et dont on connaîtra vite les résultats après les vacances liées au Nouvel An lunaire. Si le FMI a récemment relevé sa prévision de croissance à 4,4%, nos estimations sont plus pessimistes, autour de 3,5%. Un niveau dont rêveraient les économies européennes, mais qui reste en-dessous de celui des autres économies de la zone (Indonésie, Malaisie, Philippines et Vietnam notamment), moins dépendantes du tourisme et mieux placées dans les chaînes de valeur du commerce mondial. Pays vieillissant, la Thaïlande doit enfin composer avec sa transition démographique qui va de plus en plus peser sur la consommation.
Notre opinion – Alors que la concurrence entre économies s’accentue pour attirer les nouveaux investissements d’entreprises désireuses de diversifier leurs lieux de production, la montée du risque politique thaïlandais pourrait peser dans la balance. D’autant que la comparaison avec les autres économies de la zone risque d’être douloureuse : l’arrivée au pouvoir du fils de l’ancien dictateur Marcos aux Philippines n’a pour l’instant pas eu de réelle incidence sur le climat des affaires et les élections présidentielles indonésiennes, dont le premier tour aura lieu le 14 février, devraient consacrer la victoire des héritiers politiques de Jokowi, qui va céder le pouvoir avec un taux de popularité record. La situation thaïlandaise peut inquiéter, car les élections de mai 2023 ont montré que la population était prête pour un changement qu’une partie de la classe politique n’accepte pas, en particulier sur la place de la monarchie.
Article publié le 9 février 2024 dans notre hebdomadaire Monde – L’actualité de la semaine